Porteurs de peau, Voie de l’aspiration et Voie de l’ennemi: l’étranger et l’étrange comme racine du mal.
Les individus qui pratiquent la sorcellerie en pays navajo sont communément appelés porteurs de peau. Ils posséderaient le pouvoir de prendre l’apparence d’animaux -en particulier les coyotes et les rapaces.
A l’origine, l’expression porteurs de peau désignait les Navajo qui, pendant la période de l’occupation espagnole, revêtaient des peaux d’animaux afin de pouvoir passer inaperçus et ainsi, espionner les campements militaires espagnols, sans risquer de tomber aux mains de l’ennemi.
L’appellation est restée. Mais, aujourd’hui, elle recouvre plusieurs réalités.
Selon l’étiologie navajo, le sorcier parasite sa victime en cherchant à s’approprier ses pouvoirs ou en l’assujettissant.
Le sorcier est une figure redoutée de la société navajo car par son action et sa symbolique, il transgresse les fondements même de l’organisation communautaire basée sur le respect des enseignements transmis par les Yei.
Les Navajo redoutent les états modifiés de conscience. Contrairement à d’autres tribus, ils ne prirent pas part au mouvement de la Danse du Soleil à la fin du XIXième siècle. Même si aujourd’hui, à travers la propagation des rituels de la NAC, les Navajo consommateurs de peyote connaissent des états modifiés de conscience, l’apprentissage du hataali repose sur la mémorisation de gestes qui sont reproduits à l’identique, de manière exacte, sans modifications, depuis des millénaires. La mesure, le contrôle garantissent la santé.
Le sorcier, lui, altérera les symboles navajo pour leur donner une signification pervertie servant ses propres intérêts. Il participera à des cérémonies inversées, il dansera d’ouest en est (ne respectant pas la course du soleil), il désacralisera les peintures sèches en urinant ou déféquant dessus.
Si le hataali constitue un modèle pour le reste de la communauté en faisant preuve de déférence à l’égard des Yei et en rappelant sans cesse aux fils de la création la nécessité de respecter les traditions, le sorcier se montrera moqueur, rebelle et belliqueux. La démesure et l’orgueil sont au coeur de ses actions.
Le sorcier dispose de plusieurs techniques pour s’approprier la force et l’énergie de sa victime. L’une d’entre elle, la frenzy witchcraft, repose sur l’ingestion par la victime d’une plante hallucinogène, la datura, qui engendre une levée de l’inhibition.
On associe communément à la frenzy witchcraft un sorcier mâle et une victime femelle. Les effets de la datura ont même été comparés à ceux induits par la drogue des violeurs. Les histoires faisant état de cas de frenzy witchcraft mettent l’accent sur l’asservissement sexuel des femmes qui ont été victimes de sorciers connus pour leur promiscuité sexuelle ou exerçant la profession de tenanciers de bordels dans les villes frontières comme Gallup.
Même s’il méprise les enseignements des Yei, le sorcier doit parfaitement connaître les éléments constitutifs de la spiritualité navajo. Ainsi, lorsqu’il n’est pas en mesure d’induire des états modifiés de conscience lui permettant de contrôler sa victime, il recourra au pouvoir que lui conféra le principe de sympathetic magic (ou magie par contagion).
Après s’être procuré des cheveux, des ongles ou un morceau de tissu appartenant à la victime, le sorcier va alors confectionner une effigie à l’image de la personne visée. Les sévices qu’il infligera symboliquement à la figurine seront ressentis par la victime.
Le sorcier peut également faire avaler une poudre maléfique (confectionnée à partir des cheveux, de la peau ou des ongles de Jumeaux morts nés en référence aux Jumeaux Tueurs de Monstres et protecteurs traditionnels des Navajo) à sa victime. Celle-ci peut être disséminée dans l’air à l’aide du tuyau d’aération présent dans tout hogan.
Enfin, le sorcier peut aussi projeter un minuscule corps étranger dans le corps de sa victime. La Voie de l’Aspiration permet d’extraire le corps exogène. Les émétiques peuvent également aider le malade à se débarrasser du poison.
Toutes ces techniques montrent que la maladie attribuée à l’action des sorciers -paragons de la transgression- est caractérisée par une intrusion symbolique ou réelle. Le sorcier est celui qui transgresse les limites imposées par les Yei. Il est celui qui viole les limites corporelles, il permet au mal de s’introduire à l’intérieur des corps et de la Nation Navajo.
Par extension, la peur du sorcier et de la contagion pathogène a souvent constitué un frein à l’acceptation du protocole de soin hospitalier en pays navajo.
Certains actes médicaux suscitent l’opprobre des Navajo les plus traditionalistes qui redoutent une possible contamination du patient.
Eddie Tso, responsable éducatif, conseille aux familles de refuser toute greffe, prise de sang ou procédures chirurgicales.
Certains parents insistent pour assister à l’opération afin de s’assurer qu’aucun tissu organique n’est conservé par des sorciers oeuvrant au sein même de l’hôpital. Le plus souvent les personnels hospitaliers étrangers à la tribu sont suspectés.
Le succès rencontré par les Voies de l’Ennemi montre également que le non-navajo est souvent considéré comme pathogène.
Les Voies de l’Ennemi étaient autrefois réservées aux combattants navajo qui l’utilisaient pour se prémunir des fantômes des personnes étrangères à la tribu tuées au combat.
Aujourd’hui, elles sont utilisées par de nombreux individus qui entrent en contact avec des non-Navajo.
En 1946, le Père Haile écrivait déjà :
« Depuis (…) 1868, les Navajo n’ont plus jamais été en guerre (…) Pourtant, pas un été sans que soient organisées une ou plusieurs Voies de l’Ennemi (…) A l’exception des anciens combattants des première et deuxième guerres mondiales, très peu de Navajo, même parmi les plus âgés n’ont assisté à un combat. Mais certains d’entre eux sont revenus dans la réserve après avoir étudié à Carlisle, Haskell, Phoenix ou Albuquerque. D’autres ont réalisé des unions mixtes (…) Les Navajo sont ‘le Peuple’ et Diné signifie ‘le Navajo’ comme membre de la tribu et individu en opposition au Zuni, Mexicain, Américain, Japonais, Chinois ou Russe. Tous sont ‘ana’, des ennemis, et les Navajo se fichent bien de savoir quel pays donne son nom à l’ennemi. » [1]
[1] Haile, Berard. The Navaho War Dance, Squaw Dance. St Michaels Press : St Michaels, Arizona, 1946, p.3,4,5,6.