Déçue par la 2e saison de Dark Winds, dernière adaptation en date des romans de Tony Hillerman, j’ai entrepris la relecture des romans du maître qui fut le récipendiaire du prestigieux Edgar Allan Poe award.
Dans The First Eagle, Jim Chee n’est plus sous les ordres de Jim Leaphorn qui a pris sa retraite, ce qui ne l’empêche pas d’aider son élève à résoudre des affaires criminelles en sa nouvelle qualité de détective privé.
Voici donc l’une des modifications – et pas des moindres ! – entre les romans et la télé ! Dark Winds nous présente un Joe Leaphorn encore pimpant, presque aussi athlétique que Jim Chee, cavalant aux quatre coins de la réserve alors que la plupart des romans s’amusaient à décrire le quotidien pépère de Leaphorn retraité, ami avec une vieille enseignante en anthropologie, parcourant tranquillement la réserve avec elle, à la recherche de « gossips », des ragots, récoltés notamment chez un autre vieux, Old McGinnis, le patron grincheux d’une trading post délabrée…
En connaisseur de la culture navajo, Tony Hillerman avait fait de Jim Chee un traditionnaliste, dont le nom secret était « Long Thinker« , un jeune homme réfléchi et sérieux, proche de son oncle maternel, un hataali (homme-médecine). Rien à voir donc avec l’impulsif télévisuel que le personnage est devenu, amateur de femmes, de voitures rapides, toujours habillé à la dernière mode.
Impensable aussi de voir Leaphorn céder à la colère et à la vengeance comme dans la saison 2 de la série, car ces deux émotions sont contraires à HOZHO (harmonie/beauté), principe qui régit la vie de celles et ceux qui, dans la réserve, ou même dans les villes limitrophes, veulent continuer à marcher dans la beauté.
Bref, si la série, dans son ensemble, est réussie en termes de rythme, scenarii, décors et suspense (rien à redire sur ces points), cela fait du bien de se replonger dans le sud-ouest cher au coeur de Tony Hillerman qui n’avait pas reçu le prix Ami de la Nation Navajo pour rien ! D’ailleurs, plusieurs représentants tribaux s’étaient émus de la manière dont les habitants de la réserve, et leurs croyances, avaient été représentés dans la 1ière saison.
Hillerman s’est toujours documenté de manière extensive et pointilleuse avant d’écrire ses romans. Ayant grandi à Sacred Heart, en Oklahoma, et fréquenté la même école (St Mary’s Academy) que de nombreux amérindiens (Séminoles, Potawatomi), Hillerman avait pris conscience, dès son plus jeune âge, des difficultés causées par le gouvernement fédéral à l’encontre des Premières Nations.
Plusieurs de ses romans montrent l’exarcerbation des tensions existant entre Hopi et Navajo depuis le 1974 Navajo-Hopi Land Settlement Act. Hillerman a aussi intégré à ses intrigues la question du rapatriement au sein des tribus de restes humains (crânes, squelettes) et d’artefacts culturels à valeur spirituelle, détenus par des musées à travers le monde (voir ainsi Talking God).
La désacralisation des terres ancestrales est évoquée dans The Fallen Man avec des personnages qui passent outre l’interdiction tribale d’escalader Shiprock, le rocher ailé.
Et dans People of Darkness, ce sont les ravages causés par l’extraction d’uranium et la présence de déchets radioactifs dans la réserve qui sont au coeur du récit.
Dans The First Eagle, publié pour la 1ière fois en 1998 et traduit en plusieurs langues dont le français, Hillerman s’inspirait de l’actualité (et plus précisément de l’année 1993) pour montrer comment les savoirs des anciens de la tribu pouvaient aider des scientifiques (du National Health Service, du Center for Disease Control) pour endiguer l’épidémie de hantavirus qui sévit dans la réserve et plusieurs états nord-américains.
Voilà aussi ce que j’écrivais dans la version publiée de ma thèse (soutenue à l’université Paris IV Sorbonne en décembre 2007) :
« Dans les locaux du Center for Navajo Education, de nombreuses affichent rappellent quelles pourraient être les conséquences d’une nouvelle épidémie de hanta virus. En 1993, la Nation Navajo fut confrontée à cette terrible maladie et de nombreux traditionalistes établirent une corrélation entre son apparition et le mépris des traditions. En mai 1993, les premiers cas mortels d’une maladie qu’aucun expert ne pouvait identifier furent rapportés sur le territoire de la réserve situé au Nouveau-Mexique. Cette épidémie qui sévit entre le printemps et l’été 1993 fit 27 victimes mortelles. Leur âge moyen était de 34 ans.
L’Indian Health Service (IHS) et les instituts de recherche privés peinaient à trouver une explication : les symptômes des personnes contaminées étaient extrêmement variés et banals. Le 2 juin 1993, constatant l’impuissance des services de santé gouvernementaux, Peterson Zah, alors président de la Nation Navajo déclara au Navajo Times : La médecine occidentale a ses limitations (…) nous allons faire appel à des hommes-médecine navajo pour nous aider à analyser la situation (…) nous n’allons pas nous contenter des statistiques rassemblées. Dans certains cas, nous devons utiliser ce avec quoi nous avons vécu traditionnellement pendant toutes ces années.[1]
Les hataali travaillèrent main dans la main avec les médecins de l’IHS et permirent à ces derniers de trouver l’origine de la maladie. On constata une augmentation de la population de rongeurs suite à des pluies torrentielles qui avaient contribué à la croissance de la sauge, plante dont se nourrissent ces animaux. En pratiquant des tests sur les rongeurs, on découvrit qu’il s’agissait du virus hanta. On mit en cause l’agent pathogène, trouvant par là un moyen de se mettre à l’abri des sources de contamination après avoir consulté certains récits qui décrivaient des circonstances similaires dans la mort de Navajo en 1918 et 1933. Tous ces récits rappelaient que les rongeurs (habitants du monde du dehors et de la nuit) ne devaient pas cohabiter avec les humains.
Dans le passé, les épidémies avaient pu être enrayées grâce à la stricte application des rites visant à éviter tout contact avec les rongeurs. Comme dans d’autres religions, les tabous concernant certains animaux ou viandes constituent une forme de médecine préventive. »
[1] Navajo Times, 3 juin 1993.
Au 21 juin 2023, le New Mexico Department of Health rapportait 6 cas de hantavirus.
Dans The First Eagle, la résolution de l’enquête illustre parfaitement l’application de hozho dans les domaines de la science et de l’environnement. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais) et poursuivre des recherches dans le seul but de récolter les lauriers de la gloire au détriment du bien-être humain est tout aussi dangereux que mépriser son environnement direct et empiéter sur le territoire occupé par les différentes espèces animales. Une leçon toujours d’actualité.
Lectures additionnelles :
- Besson, Françoise. “Disseminating the Seeds of Words to Fight the Spreading of Diseases? From Albert Camus’s La Peste (1947) to Tony Hillerman’s The First Eagle (1998)”, in The Bloomsbury Handbook to the Medical-Environmental Humanities, Scott Slovic, Swarnalatha Rangarajan, and Vidya Sarveswaran (ed.), Bloomsbury, 2022.