Je viens de finir de lire une série de courts textes au titre énigmatique : Ecrits de la maison des rats.
Leur auteur est Lao She, un écrivain chinois né en 1899 et mort en 1966. A cheval sur deux siècles, il a été le témoin de nombreux bouleversements sociaux et politiques en Chine.
De lui, on connaît surtout Le Pousse-Pousse (1937), monument de la littérature chinoise, drame social avant l’heure que j’avais dévoré en quelques jours il y a quelques années.
Les critiques littéraires ont souvent dit qu’il était l’écrivain des laissés pour compte ou des classes populaires chinoises dont il était issu. Il était orphelin de père, et sa mère, en plus de réaliser différents menus travaux, était la blanchisseuse du quartier. Avant 9 ans, il n’avait pas fréquenté l’école, et il ne savait ni lire ni écrire. (voir chapitres intitulés Ma mère et Maître Zongyue)
Ce constat sur les origines modestes de Lao She est pourtant à nuancer. L’un de ses oncles maternels était un influant entrepreneur qui dépensait sans compter. Il menait grand train et faisait de nombreux dons aux temples et structures chargées d’aider les nécessiteux. C’est d’ailleurs grâce à lui, avant qu’il ne fasse faillite et ne devienne moine, que Lao She a pu financer ses études. D’après sa trajectoire professionnelle et intellectuelle, Lao She serait plutôt, ce qu’aujourd’hui, on appelle, de manière un peu réductrice, un transfuge de classe. (Chapitre Maître Zongyue)
Dans Ecrits de la maison des rats, Lao She, avec beaucoup d’humour, tente de brosser son autobiographie. Il porte un regard critique sur le genre autobiographique qui pour certains écrivains ou célébrités, a tôt fait de verser dans l’hagiographique ou l’embellissement.
Il écrit ainsi : « A quoi bon écrire mon autobiographie ! Newton, en voyant tomber une pomme, a pensé à tellement de choses qui l’ont rendu célèbre alors que moi, voyant tomber une pomme…
Non ! Je n’ai jamais attendu qu’elle tombe, je l’ai cueillie pour la porter aussitôt à ma bouche. Alors, de l’autobiographie, nous reparlerons dans l’autre monde. Il n’est pas trop tard pour faire le bien et accumuler les actes méritoires afin de me réincarner dans une famille illustre, ce qui me permettra d’écrire un premier chapitre de huit mille caractères et de faire mourir de jalousie un nombre incalculable de petits-bourgeois. »
Traduits par Claude Payen et rassemblés dans un recueil édité par la maison d’édition Picquier, spécialisée dans les littératures asiatiques, ces courts textes avaient été publiés dans différentes revues chinoises jusqu’à la mort de l’auteur, par soi-disant suicide, thèse aujourd’hui contestée vu les persécutions qu’il connut lors de la Révolution culturelle. (Voir l’article du quotidien Le monde en lien)
Dans le chapitre intitulé Nostalgie de Pékin, Lao She fait le panégyrique de cette ville qu’il a habitée plusieurs décennies. Il décrit avec moult détails, odeurs et sensations les petites ruelles des hutong, les cours arborées des habitations, et même si le Pékin que j’ai connu différait probablement beaucoup de celui de Lao She, je ressens la même nostalgie.
A l’orée de mon départ en juin 2010, on m’avait mis en garde contre la chaleur étouffante et la pollution qui caractérisaient Pékin en été. Et certes, si l’été n’est probablement pas la meilleure saison pour découvrir cette mégalopole, je garde le souvenir d’un séjour enchanteur. En raison de l’exposition universelle qui se tenait à Shanghai, le pays connaissait un afflux de touristes sans précédent, mais à Pékin intramuros, sauf à la Cité Interdite et dans les environs de la Grande Muraille, il était rare de croiser un occidental. Si la frénésie bâtisseuse qui avait détruit la plupart des vieux quartiers de Shanghai se faisait aussi sentir dans la capitale, il restait encore plein de quartiers sans gratte-ciels ou habitations monstrueuses. On y vivait dehors : coiffeurs, masseurs, vendeurs de nourriture ou de bibelots investissaient les rues et un manège d’activités diverses et variées animait cours et porches de maisons.
Le 16 juin 1936, Yuzhoufeng (Vent de l’univers) publiait Nostalgie de Pékin pour la première fois. Voici quelques extraits :
Je peux toucher la vieille muraille couverte de jujubes. Face au lac Jishuitan, adossé à la muraille, assis sur une pierre, je regarde les têtards ou les fraîches libellules qui se posent sur les feuilles des roseaux. Je peux y rester toute une journée, heureux, l’esprit en paix, aussi tranquille que le bébé qui dort dans son berceau. Certes, il existe dans Pékin des endroits animés, mais comme le tai-chi-chuan, c’est le calme dans le mouvement. » (page 47, Ecrits de la maison des rats)
Dans les plus petites hutong, chaque maison possède sa cours et ses arbres. Les endroits les plus sauvages ne sont jamais très loin des rues commerçantes ou des quartiers résidentiels (…) A Pékin, les plantes et les fleurs sont très bon marché et chaque maison possède son jardin qu’on peut fleurir sans dépenses excessives. Même si elles ne valent pas grand-chose, ces fleurs sont adorables. Sur les murs et à leur pied s’épanouissent volubilis, sceaux-de-salomon et jasmin, autant de fleurs qui ne coûtent pas cher, mais suffisent pour attirer les papillons (…) Après la pluie, la ciboulette est encore éclaboussée de boue. »
Après être devenu instituteur puis directeur d’école et inspecteur, Lao She part enseigner le chinois à Londres pendant 6 ans. De retour en Chine, il compare sa bien-aimée Pékin, pas encore industrialisée, à Londres :
Pékin est une ville, c’est vrai, mais comme chacun peut y faire soi-même pousser des fleurs, des légumes et des fruits, on se sent tout proche de la nature. Elle n’a pas, comme Londres, ces usines dont les cheminées crachent tout le jour leur fumée et elle est entourée de parcs, de potagers et de villages. ‘Cueillant les chrysanthèmes à la haie de l’est, le coeur libre, on aperçoit la montagne du sud.’¹ «
Après la destruction des hutong dans la première décennie des années 2000, la municipalité a élaboré un nouveau plan d’urbanisme (2016-2035) avec des zones de démolition interdite pour protéger cet ensemble architectural unique au monde. D’après un article du Courrier International, « le nombre de hutong est passé de plus de 3 000 en 1949 à moins de 1 000 en 2016. »
Un exemple d’aberration urbanistique est la porte aux trois arches du temple Dongyue Miao qui s’est retrouvée séparée du complexe spirituel taoïste par une voie rapide en plein Chaoyang District.
Mais là encore, malgré le fracas des automobiles, les traditions perdurent et le passé, se réinvente : le temple, peu connu des touristes, est fréquenté par de nombreux chinois qui défilent devant les différents « départements » et « ministères ». Une succession de petites chambres comporte des statues représentant les fonctionnaires surnaturels (des esprits, fantômes ou Dieux) qui président aux affaires humaines. Certains appartiennent au domaine céleste et d’autres aux enfers. Ainsi, on peut se recueillir devant les ministres de l’eau (divers animaux aquatiques) afin de se prémunir des tempêtes et de la sécheresse ou frémir devant les scènes démoniaques qui mettent en garde contre les châtiments attendant menteurs, voleurs et/ou adultères…
La sensualité qui se dégage des écrits de Lao She est indissociable de cette relation à la Nature comme interlocuteur sacré et pourvoyeur de bienfaits. Ce sont les parcs, les arbres des cours intérieures qui permettent à l’homme de respirer, de reprendre son souffle. Malgré la marche inéluctable du progrès technique, qui souvent hélas, enlaidit et pollue, de nombreux habitants de Pékin ont gardé leur amour pour les choses simples de la Nature. Pour preuve, les inombrables cages à oiseaux dans les rues ou les boîtes à grillons chanteurs…
Notes :
1. Citation d’un poème de Tao Yuan-ming (365-427). Traduction Hervé Collet et Cheng Wingfun, éditions Mountarren.
Crédits photos : Nausica Zaballos