De Julia à Bernard DeVoto, défenseur des parcs nationaux aux USA

C’est en regardant Julia que j’ai découvert Bernard DeVoto. Julia est une série TV de deux saisons, créée par Daniel Goldfarb, diffusée pour la première fois le 31 Mars 2022 sur HBO Max.

Dans le rôle-titre éponyme, l’actrice britannique Sarah Lancashire, interprète Julia Child, co-autrice avec les deux cuisinières françaises Simone Beck (dite Simca) and Louisette Bertholle, de Mastering the Art of French Cooking, qui fit découvrir aux lecteurs nord-américains la gastronomie et les techniques de cuisine françaises.

Image extraite de l’épisode Loup en Croute Isabella Rossellini interprète Simca. Copyright : Photograph by Sebastein Gonon/Max

Edité par Alfred A. Knopf, Mastering fit l’effet d’une bombe dans le paysage éditorial américain. De par ses ventes records mais aussi de par son originalité : Blanche et Alfred Knopf n’y croyaient pas trop et il fallut toute la ténacité de la jeune éditrice Judith Jones (qui avait vécu à Paris et avait fait éditer le Journal d’Anne Franck alors que personne d’en voulait !) pour que Mastering voit le jour en 1961.

Un deuxième volume fut édité en 1970 et entre temps, en 1963, Julia Child eut l’idée de proposer une émission, The French Chef, basée sur les recettes du livres à la chaîne de TV WGBH-TV, l’ancêtre du réseau public télévisuel PBS.

Julia est si connue aux Etats-Unis que sa cuisine a été reproduite à l’identique au Smithsonian, un peu comme si les fourneaux de Paul Bocuse s’étaient retrouvés pour l’éternité au musée des Arts et Métiers ! Et avant cette série TV, Julia a été incarnée par Meryl Streep dans Julie et Julia.

Julia narre les débuts, dans les années 1960, de l’aventure télévisuelle de Julia Child, présentatrice hors-normes, de par sa silhouette et son accent, mais cette excellente série historique prend aussi le temps de mettre en lumière plusieurs collaborateurs de Julia, son mari Paul Cushing Child, artiste et diplomate accusé – à tort – de communisme et d’homosexualité sous McCarthy, l’éditrice Judith Jones, mais aussi Avis DeVoto, veuve de Bernard DeVoto.

Lorsque la série débute, Bernard est déjà décédé, et c’est après avoir correspondu avec Julia Child et retrouvé sa joie de vivre que sa veuve, Avis, rejoint son cercle d’intellectuels progressistes ! Déjà, lorsqu’ils étaient basés à Paris, puis plus tard, dans d’autres villes européennes, le couple Child aimait s’entourer de libres penseurs et d’artistes en tout genre. C’est d’ailleurs pour cette raison que Paul, diplomate mais aussi artiste-photographe gourmet, fut inquiété par les services du FBI et dû prendre une retraite anticipée en 1961.

David Hyde Pierce dans le rôle de Paul Cushing Child. Courtesy of WarnerMedia

La vie des Child est romanesque à souhait. Ils forment un couple atypique dans l’Amérique des années 1960. Ils se sont rencontrés au Sri Lanka (autrefois Ceylan) alors qu’ils travaillaient tous deux pour l’Office of Strategic Services (OSS) et avant de retourner vivre aux Etats-Unis où ils développeront ensemble les émissions The French Chef – Paul photographiait les recettes de sa femme, il conçut aussi les décors de l’émission et contribua à l’écriture des cartons lus face caméra…- ils vécurent à Paris, Marseille, Bonn et Oslo…

La série TV insiste sur l’énorme complicité qui unissait Paul à Julia : lui-même bourré de talent, Paul acceptait avec grâce de rester dans l’ombre de Julia, une star bigger than life, qui entraînait tout le monde dans son sillage… L’un des ciments du couple était leur non-conformisme et leur grande curiosité intellectuelle. Hédonistes sans être libertins ou licencieux, le couple Child aimait croquer la vie à pleines dents : ils avaient aussi compris que la gastronomie n’est pas qu’un simple plaisir mais une porte ouvrant vers une meilleure compréhension de la culture du pays visité.

Dans la série Paul est joué par l’acteur David Hyde Pierce : il retrouve dans Julia sa partenaire de Frasier, l’actrice Bebe Neuwirth qui incarne Avis DeVoto, la veuve de Bernard DeVoto.

Schlesinger Library, Radcliffe Institute
Papers of Avis DeVoto, 1929-1990. Avis DeVoto à gauche, Julia Child à droite.

Bernard est donc une présence fantomatique dans la série TV Julia mais à cause des nombreuses mentions de son nom, j’ai voulu en savoir un peu plus sur lui…

Né en 1897 à Ogden, petite bourgade de l’ouest américain, situé dans l’Utah, Bernard DeVoto embrassa une carrière de romancier et d’essayiste après avoir enseigné quelques années à l’université, d’abord à Northwestern puis à Harvard. Pour ses écrits, il remporta le prix Pulitzer après la parution de son ouvrage, Across the Wide Missouri, à propos du commerce des peaux et des fourrures.Ce livre fut adapté en film (avec le même titre) en 1951 : Clark Gable en était la vedette principale. Son 3e livre sur l’ouest américain, The Course of Empire (1952) remporta le National Book Award.

DeVoto était un vulgarisateur qui s’adressait à un public large et c’est sa colonne éditoriale The Easy Chair qu’il tint dans Harpers’ Magazine de 1937 à sa mort en 1955 qui le rendit célèbre dans tout le pays…

Dans les années 1950, à l’instar du mari de Julia Child, il s’attira l’inimitié du FBI qui le considérait un dangereux agitateur. Pourtant, DeVoto n’était pas communiste, s’il eût fallu le classer dans une catégorie politique, le label athée libre-penseur aurait mieux convenu à cet individualiste retors à toute autorité ou organisation hiérarchique. Mais le crime de DeVoto en plein maccarthysme était de militer pour la défense de l’environnement et surtout des parcs nationaux américains.

Installé dans le Massachusetts, DeVoto continuait de se rendre dans ses terres natales car s’il détestait le provincialisme et conservatisme des habitants des petites villes, il adorait se promener avec son épouse et ses enfants dans les immensités de l’ouest américain.

La famille DeVoto prépare son itinéraire… 1943. Courtesy Weber State University.

Le romancier et militant écologiste Wallace Stegner (prix Pulitzer en 1972) était un grand admirateur de Bernard DeVoto qui pouvait écrire avec précision et intelligence sur presque tous les sujets.

Stegner était impressionné par l’érudition de DeVoto qu’il comparait à un « literary department store. »

Stegner louait aussi sa combattivité contre la prédation des industries pétrochimiques et minières, prêtes à tout pour s’enrichir, quitter à détruire des parcs protégés par l’état.

L’adversaire principal du couple DeVoto fut le sénateur démocrate Pat McCarran du Nevada : Bernard DeVoto découvrit au cours de ses nombreux séjours dans l’ouest que McCarran souhaitait privatiser des terres publiques afin de ménager les intérêts financiers d’une partie de ses électeurs et sponsors. Il alerta l’opinion publique sur la corruption du sénateur dans un édito resté célèbre et intitulé : The West Against Itself.

Bernard DeVoto et Avis DeVoto

Le 22 juillet 1950, Bernard DeVoto délaissa les colonnes de Harper (réservé à une catégorie de lecteurs plutôt élitistes) pour signer un article intitulé Shall We Let Them Ruin Our National Parks ? dans The Saturday Evening Post, publication à plus large audience, alertant sur le projet de construction de 2 barrages qui auraient englouti Dinosaur National Monument, parc national de l’Utah. Reader Digest republia cet article et bientôt, la défense de Dinosaur National Monument devint une cause nationale.

Extrait :

If it is able to force the Echo Park project through, the Bureau of Reclamation will build some fine highways along the reservoirs.

Anyone who travels the 2000 miles from New York City—or 1200 from Galveston or 1000 from Seattle—will no doubt enjoy driving along those roads.

He can also do still-water fishing where, before the bureau took benevolent thought of him, he could only do white-water fishing, and he can go boating or sailing on the reservoirs that have obliterated the scenery.

But the New Yorker can go motoring along the Palisades, boating in Central Park sailing at Larchmont and fishing at many places within an hour of George Washington Bridge . . . . The only reason why anyone would ever go to Dinosaur National Monument is to see what the Bureau of Reclamation proposes to destroy.

Yale University a publié en 2001,The Western Paradox: A Conservation Reader, qui réunit 10 tribunes de DeVoto sur la protection de l’ouest américain.

A partir de ce moment-là, il devint la bête noire du FBI, mais cela ne l’empêcha pas de continuer à fustiger et ridiculiser la chasse aux sorcières qui décimait les bancs des intellectuels et artistes nord-américains.

Après avoir été entendu par le FBI qui souhaitait qu’il dénonce des ami.es ou collègues supposément communistes, il signa une nouvelle tribune hilarante, “Due Notice to the FBI” contre le maccarthysme :

« How many are having their reading, their recreation, their personal associations secretly investigated? (…) I say it has gone too far. We are dividing into the hunted and the hunters (…)

Representatives of the FBI … have questioned me, in the past, about a number of people and I have answered their questions. That’s over. From now on any representative of the government, properly identified, can count on a drink and perhaps informed talk about the Red (but non-Communist) Sox at my house. But if he wants information from me about anyone whatsoever, no soap (…)

I like a country where it’s nobody’s damn business what magazines anyone reads, what he thinks, whom he has cocktails with. I like a country where we do not have to stuff the chimney against listening ears and where what we say does not go into the FBI files along with a note from S-17 that I may have another wife in California. »

A partir des années 1970, l’héritage de Bernard DeVoto fuit en partie occulté par les nouvelles luttes environnementalistes, à la fois plus théorisées et « musclées. » Les écrits de DeVoto sur l’ouest américain, bien que couronnés d’un prix Pulitzer et d’un National Book Award, furent aussi dénigrés par de nombreux universitaires qui leur reprochaient leur caractère romanesque et lyrique. Bernard DeVoto, ultra-progressiste et libre-penseur, était également mal perçu par les communautés protestantes et mormones de sa ville natale Ogden. Enfin, la carrière de son épouse Avis qui lui survécut plusieurs décennies relégua leurs travaux communs sur l’écologie au dernier plan, le travail éditorial en matière de publications gastronomiques d’Avis rayonnant à l’international.

Pourtant, DeVoto fut encore le directeur de collection d’un ouvrage séminal de Mark Twain, Letters from the Earth (à lire ici), une collection d’histoires courtes et de 11 lettres rédigées par Mark Twain (l’ange déchu Satan écrit aux archanges Gabriel et Michel), publié posthumément en 1962, après, bien sûr, la mort de Twain, mais aussi celle de Bernard DeVoto.

Néanmoins, grâce aux écrits de Wallace Stegner (qui signa une biographie de Bernard DeVoto) et de jeunes journalistes dont Nate Schweber qui vient de publier une biographie du couple DeVoto et leur rôle dans la protection des parcs nationaux, la mémoire de ce défenseur de l’environnement est désormais honorée comme il se doit. Peut-être aussi, à cause du succès de la série Julia, la Weber State University a instauré en 2022 un comité chargé d’organiser un programme de festivités.

Bibliographie indicative à propos de Bernard DeVoto :

“I distrust absolutes. Rather, I long ago passed from distrust of them to opposition. And with them let me include prophecy, simplification, generalization, abstract logic, and especially the habit of mind which consult theory first and experience only afterward.” Bernard DeVoto : 13 février 1937, The Saturday Review
Bernard DeVoto, vers 1954. Copyright Mark DeVoto

Oeuvres de Bernard DeVoto (bibliographie établie par Mapping Literary Utah) :

  • The Crooked Mile, Minton, Balch & Co (New York, NY), 1924
  • The Chariot of Fire, Macmillan Co (New York, NY), 1926
  • The House of Sun-Goes-Down, Macmillan Co (New York, NY), 1928
  • Mark Twain’s America, Greenwood Press (Westport, CT), 1932                                                      Disponible en français aux éditions L’âge d’homme
  • We Accept with Pleasure, Little Brown & Co (New York, NY), 1934
  • Forays and Rebuttals, Little Brown & Co (New York, NY), 1936
  • Troubled Star, by John August (Bernard DeVoto), Little Brown & Co (New York, NY), 1939
  • Rain Before Seven by John August (Bernard DeVoto), Little Brown & Co (New York, NY), 1940
  • Mark Twain in Eruption, HarperCollins (New York, NY), 1940
  • Minority Report, Little Brown & Co (New York, NY), 1940
  • Mark Twain at Work, Harvard University Press (Cambridge, MA) 1942
  • Advance Agent, by John August (Bernard DeVoto), Popular Library PB #133, 1942
  • The Literary Fallacy, Little Brown & Co (New York, NY) 1944
  • The Portable Mark Twain, Viking Press (New York, NY),1946
  • Across the Wide Missouri, With an Account of the Discovery of the Miller Collection, Houghton Mifflin (Boston, MA),1947
  • Mountain Time, Little Brown & Co (New York, NY), 1946
  • The Hour: A Cocktail Manifesto, Tin House Books (Portland, OR) 1951
  • The World of Fiction, Houghton Mifflin (Boston, MA),1950
  • The Course of Empire, Houghton Mifflin (Boston, MA), 1952
  • The Journals of Lewis and Clark, Simon & Brown (Hollywood, FL), 1953
  • The Easy Chair, Houghton Mifflin (Boston, MA), 1955
  • Women and Children First by Cady Hewes, Houghton Mifflin (Boston, MA), 1956
  • The Letters of Bernard DeVoto, Doubleday (New York, NY), 1975
  • The Western Paradox, Yale University Press (New Haven, CT), 2001
  • The Selected Letters of Bernard DeVoto and Katharine Sterne, University of Utah Press (Salt Lake City, UT) 2012

 

 

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