En tant qu’auteur, on est de plus en plus confronté à des journalistes d’un certain type. Au lieu de faire la promo de nos ouvrages comme ce fut le cas avec Richard Gaitet de Radio Nova (qui lut des extraits de Crimes et Procès Sensationnels à LA, la baby-sitter étrangleuse) ou François-Régis Gaudry qui m’invita à l’émission On va déguster sur France Inter pour Mythes et gastronomie de l’ouest américain, ou bien encore Bruno Sillard, auteur d’une merveilleuse recension pour Les soirées de Paris (merci encore à eux !), certains pigistes nous contactent pour des questions de fast-checking.
Noble intention, somme toute, que de démêler le faux du vrai, de contextualiser des données souvent balancées sur le net via les réseaux sociaux, ou de dénoncer des déclarations à l’emporte-pièce dans un monde où l’exagération, l’approximation et l’outrage font désormais office d’information des masses.
Là où ça coince, c’est quand, après un échange de mails, à la lecture de l’article final, censé rectifier une erreur, on s’aperçoit que :
1) on n’a pas été cité (on a pourtant pris le temps de répondre – temps qui aurait pu être employé à écrire et pas à faire un travail de journaliste non rémunéré)
2) le faux fact qui aurait dû être checké – désolée, je ne peux résister à l’usage débile de cette novlangue basée sur des anglicismes – s’en sort renforcé.
Pour moi, tout commence quand je reçois sur ma boîte professionnelle, un message d’une pigiste pour le site Les Surligneurs.
Elle s’interroge sur le sens d’une vidéo d’un site de vente qui relaie une supposée « légende » amérindienne.
Première correction que j’effectue de mon côté, en réponse à son mail : il est impropre de parler de LEGENDE, les récits oraux transmis par les Peuples Premiers sont des histoires sacrées qui contribuent à l’organisation de la société, les éléments que nous jugerons surnaturels ou mythologiques revêtent une identité et une réalité propres à leurs yeux.
D’après la journaliste, à la manière du mythique phénix qui renaît de ses cendres, l’aigle connaîtrait une transformation à 40 ans : en brisant son bec, arrachant ses griffes et plumes, il retarderait sa mort naturelle et pourrait vivre jusqu’à 70 ans avec de nouvelles plumes, griffes etc…
La journaliste inclut deux liens dans son message initial : la vidéo publiée sur le compte Instagram du site qu’elle souhaite debunker et un article de fast-checking de Libération daté d’août 2019 avec la citation d’une scientifique spécialisée en éthologie réfutant une telle affirmation. Le titre du service Checknews de Libé à lui seul est éloquent : « Non, l’aigle n’enlève pas son bec et ses serres pour vivre plus vieux (lien repéré sur Facebook) »
Etant donné que cet article datant d’il y a plus de 5 ans est suffisamment clair, je m’interroge sur l’angle d’approche du nouvel article et surtout sur l’intérêt d’exhumer une telle contrevérité. Je signale aussi à la journaliste que le compte Instagram vers lequel elle me renvoie est associé à un site épinglé comme suprémaciste et raciste.
La journaliste me répond que le papier va être publié, et rebondit sur le lien avec l’extrême droite par cette phrase : « À votre avis, pourquoi justement un site comme (…) a intérêt à relayer cette interprétation de légende ? »
1) Manifestement, en réemployant le mot légende, insultant, elle n’a toujours pas compris mon explication qui vise à traiter respectueusement les Peuples Premiers.
2) Elle ne semble pas non plus intéressée par mon allusion aux plastic shamans, ces non-amérindiens qui s’approprient des motifs spirituels ou rituels pour vendre des thérapies de bric et de broc, des produits de beauté ou des vêtements pseudo organiques et respectueux de l’environnement.
3) Dans mon message, je mentionnai la controverse autour de l’utilisation par une créatrice de mode hollandaise du mot navajo pour dire la Beauté (qui n’est pas que physique mais renvoie à un tout spirituel).
La marque Nizhoni bénéficie de la célébrité d’artistes comme la top model Heidi Klum ou la chanteuse Pink qui, en portant les vêtements créées par Kitty van Coesant, sont devenues les ambassadrices de cette mode ethnique.
Mais pour de nombreux représentants navajos, il s’agit ni plus ni moins que d’un cas d’appropriation culturelle qui ne bénéficie pas au Peuple mais génère uniquement des profits pour l’entreprise étrangère. La colère du Diné a redoublé quand il a été révélé que les tops modèles (à l’allure amérindienne) n’étaient que des images générées par l’intelligence artificielle.
Puis, alors que l’entreprise tentait de s’excuser en publiant une photo de trois générations de tisserandes navajos, supposément employées par Nizhoni, un véritable travail d’enquête de la part de Cody Anthony, journaliste pour Indigenous TV a montré que cette photo avait été utilisée sans l’accord de la famille et qu’aucune des femmes n’était employée par la firme.
Depuis la révélation de cette débâcle publicitaire, Nizhoni a publié des posts d’excuse et a promis de changer de nom.
4) Concernant le lien avec l’extrême droite, ce n’est pas nouveau. L’une des premières et malheureuses appropriations culturelles faite par l’extrême droite a été le motif de la svastiska ou ses variantes, symbole sacré en Inde mais aussi chez les Navajos, qui l’appellent whirling log.
C’est un élément central de la Voie de la Nuit.
Jusque dans les années 1940, les artistes, orfèvres et tisserands navajos l’utilisaient dans leurs créations, le whirling log apparaissait sur des bracelets, pendentifs, tapis, poteries…
Avec l’entrée des Etats-Unis dans le conflit de la seconde guerre mondiale, ils décidèrent de limiter l’utilisation de whirling log, hélas devenu un symbole de la barbarie nazie.
En 1940, des représentants des tribus Navajo, Papago, Apache, et Hopi signèrent la Whirling Log proclamation. Ils affirmaient d’une seule voix : “because the above ornament, which has been a symbol of friendship among our forefathers for many centuries, has been desecrated recently by another nation of peoples, therefore it is resolved that henceforth from this date on and forever more our tribes renounce the use of the emblem commonly known today as the swastika on our blankets, baskets, art objects, sand paintings and clothing.”
L’aigle, symbole de force, était l’emblème des légions romaines, on peut donc aisément imaginer pourquoi il peut servir au discours autoritaire de groupes d’extrême droite. Mais, le lien avec les histoires sacrées amérindiennes s’arrête là. Comme je l’écrivais à la journaliste :
« Plusieurs tribus (Sioux, Hopi…) utilisent les plumes d’aigle dans leurs rituels ou rassemblements sociaux. »
L’article final ne mentionne pas ce fait, avéré, et qui aurait mérité un développement mais conclue en citant une autrice en développement personnel, auto-éditée, qui prétend qu’une « légende » avec un aigle qui renaîtrait existe probablement.
Double peine pour les Nations amérindiennes.
1) Le dernier mot, dans cette entreprise de fast-checking qui rate complètement, appartient à une « tradi-praticienne », incarnation même de ces plastic shamans que les différentes tribus s’emploient à démasquer. L’article visait à dénoncer la légitimité de la publication Instagram mais il manque lui-même de légitimité.
2) Aucune mention documentée n’est faite à la symbolique de l’aigle dans les cérémonies ou objets ritualistiques nord-amérindiens.
Pour remédier à cela, je souhaiterais évoquer Eagle Way, une cérémonie navajo de 5 jours qui met en scène le Jumeau Tueurs de Monstres.
Naayéé’ Neizghání (Monster Slayer) voyage jusqu’aux terres du Peuple Aigle qui le soumet à une série d’épreuves.
Après avoir remporté tous les défis auxquels il était confronté, il est accepté comme membre de la famille des Aigles et apprend de nombreux chants et rituels qu’il transmettra par la suite au Peuple Navajo (Diné) afin de les aider à chasser. Le Peuple Aigle lui enseigna également comme capturer un aigle en utilisant comme appât un lapin encore en vie et comment prélever des plumes d’aigle afin de les offrir aux Yeis.
La plume d’aigle a aussi des vertus protectrices et facilite la communication. Femme Araignée offrit une plume d’aigle aux Jumeaux Tueurs de Monstres afin de les aider dans leurs déplacements.
Pendant des années, l’utilisation rituelle des plumes d’aigle, animal protégé, a occasionné des incarcérations parmi les hommes-médecine aux Etats-Unis.
En avril 1974, le agents of the U.S Fish and Wildlife Service menèrent un raid en Oklahoma et procédèrent à l’arrestation de 14 participants à un pow-wow sous prétexte qu’ils possédaient des plumes d’aigle et violaient le Bald Eagle Protection Act adopté en 1940 afin de protéger le pygargue à tête blanche. En 1982, ce fut au tour de l’aigle royal d’être protégé par une nouvelle loi.
L’affaire créa des remous au sein des populations autochtones qui craignaient que sous couvert de mesures de protection environnementale, le gouvernement américain ne cherche qu’à assimiler les jeunes amérindiens en les empêchant de pratiquer leurs cérémonies et en rendant hors-la-loi toute danse ou tout rituel nécessitant des coiffes ou éventails à plume.
En 1978, le American Indian Religious Freedom Act rétablit plus d’équité dans la pratique religieuse et garantit aux tribus nord-américaines un meilleur traitement de la part des forces de police mais le statut des plumes resta ambigu, les lois de protection de l’aigle s’appliquant toujours.
Sources :
- Lisa Aldred. « Plastic Shamans and Astroturf Sun Dances : New Age Commercialization of Native American Spirituality », American Indian Quarterly, summer 2000, vol. 24, n°3. A lire ici.
- « Navajo word for beautiful at center of controversy », Indian Country Today, Kevin Abourezk, 28 mars 2024.
- Dennis Agner. The Swastika Motif and Its Use in Navajo and Oriental Weaving. Lecture, Millicent Rogers Museum.
3. Those are sacred Navajo Symbols, Not Swastikas, On That Pueblo Art Collector’s Rug, Hayley Sanchez, Colorado Public Radio, 15 août 2018.
4. Michael D. McNally. Defend the Sacred: Native American Religious Freedom Beyond the First Amendment. Princeton: Princeton University Press, 2020.