De nombreux médecins employés par le Public Health Service étaient résolument tournés vers la collaboration avec les représentants navajo. Ces médecins progressistes s’interrogeaient sur leurs pratiques médicales, le fonctionnement des hôpitaux publics de l’Indian Health Service et réfléchissaient aux moyens de traiter les difficultés nées des disparités culturelles et linguistiques afin de vaincre les réticences des patients à se faire soigner à l’hôpital.
De nombreux documents (archives du Bureau of Indian Affairs et de l’Indian Health Service à partir de 1954, rapports commandés par le gouvernement et rédigés par des militaires, des psychiatres, des personnels hospitaliers, lettres de médecins aux familles ne résidant pas dans la réserve) décrivent les problèmes de communication entre les personnels de santé et les patients navajo.
Malgré la volonté manifeste du gouvernement américain de promouvoir une médecine accessible au plus grand nombre afin d’améliorer les conditions sanitaires des Navajo et de diminuer le taux de mortalité des habitants de la réserve, les réticences des patients navajo à se rendre dans les lieux de soins créés à leur attention ont entravé l’essor d’une médecine “héroïque”, venant à bout des maladies infectieuses décimant la population indienne.
Le personnel hospitalier faisant part de ses difficultés dans des lettres ou des rapports commandités a très vite perçu la nécessité d’un travail sur les représentations partagées par chacun. En effet, les valeurs et les croyances navajo ont souvent fait obstacle à la création d’un lien de confiance et de respect entre praticiens occidentaux et Navajo traditionalistes ou peu acculturés.
Le discrédit voire le mépris porté sur les actions menées par le hataali ou le diagnostiqueur expliquent également pourquoi certains personnels de santé n’ont pas su convaincre leurs patients de mener à terme le traitement administré à l’hôpital.
Il semblait nécessaire de réaliser un travail sur les représentations et les préjugés de chacun pour une meilleure compréhension des soins prodigués, qu’il s’agisse des rituels navajo ou des traitements médicaux occidentaux. Ce travail, mené sur des décennies, a permis l’acceptation des pratiques de chacun, voire la reconnaissance de la complémentarité des deux médecines. Il illustre comment un travail sur les représentations subjectives nourries par les croyances, les valeurs ou la crainte de l’altérité a permis la transmission de savoirs médicaux ou religieux facilitant la guérison et le bien-être des patients.
La différence entre un docteur blanc et un médecin navajo ?
Eh bien, lorsque vous allez voir le docteur blanc, la première chose qu’il vous demande c’est :
‘Alors des problèmes de digestion ?’
Mais si vous allez voir un médecin navajo, il vous demandera :
‘Alors, vous avez fait de beaux rêves dernièrement ?’
C.Gorman, avril 1969, microfilm #286, Zimmerman Library.
Obstacles à une bonne relation patient-soignant :
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Inexpérience des jeunes médecins recrutés dans le cadre du Docteur-Dentist Draft :
« Environ 40% des praticiens ont moins de 30 ans et la moitié d’entre eux travaille pour le Public Health Service dans le cadre de leur service civil. Ces médecins, formés à une approche clinique doivent assumer des responsabilités administratives et gérer le fonctionnement des hôpitaux. Ils n’y sont pas préparés. »
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Découragement du personnel anglo :
Si les jeunes praticiens qui succèdent aux médecins diligentés par l’armée dans les années 1950 ont certainement moins de préjugés que leurs aïeux militaires, ils quittent souvent la réserve dépités et déçus par l’attitude des Navajo :
« A leur arrivée, ils sont subjugués par la culture indienne mais ils perdent leurs illusions lorsque les patients ne répondent pas à leurs attentes. Ils finissent par désirer ardemment la fin de leurs deux années de service civil obligatoire. »
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Pudeur des Navajo, peur du contact:
Ces jeunes médecins peinaient également à gagner la confiance de leurs patients car de nombreux malades se montraient réfractaires à l’administration de soins qui nécessitaient un contact rapproché. En effet, dans la tradition navajo, tout contact corporel avec un individu étranger à la famille ou au clan doit être évité. Les patients considéraient que leur intimité était violée lorsqu’un étranger manipulait leur corps. Le contact physique était jugé intrusif :
« Ils ne comprennent pas pourquoi on prend leur pouls, pourquoi leurs corps sont manipulés. Les femmes sont très pudiques lorsque l’on doit examiner leur pelvis ou leur poitrine car elles oublient la dimension médicale du praticien et le considèrent comme un étranger. »
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Poids de la famille, exclusion des proches du processus de guérison:
La présence de la famille est souvent vécue comme un obstacle à l’établissement d’une relation de confiance entre le praticien et son patient. De nombreux rapports publiés dans les années 1970 témoignent des efforts fournis par les travailleurs sociaux et le personnel de santé pour convaincre les patients de s’affranchir de leurs familles et de prendre des décisions sans l’assentiment du clan.
Les praticiens devaient apprendre à composer avec les figures maternelles qui prenaient les décisions en lieu et place du patient adulte.
Eduquer les enfants et les jeunes adultes à l’autonomie et à l’indépendance semblait une nécessité. Un extrait du Navajo Rehabilitation Project Technical Report soulignait ainsi la pression exercée par les figures maternelles :
« La capacité à exprimer son désaccord avec la domination maternelle dans une société matrifocale et matriarcale permet à la relation qui unit le patient à son conseiller de s’améliorer. »
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Absence de lien émotionnel entre le patient et le soignant:
« Le patient doit avoir foi en son docteur, que celui-ci soit un shaman ou un médecin. Ne pas comprendre la théorie des germes n’amoindrit pas la confiance portée par le patient à son médecin
(…) Le patient navajo est habitué à l’intervention de sa famille. Isolé au milieu d’étrangers dans un lieu éloigné de son domicile, coupé des coutumes et du soutien moral de son Peuple, il peut déprimer. »
Efforts réalisés:
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Établir des parallèles entre les théories médicales occidentales et le mode de pensée navajo :
Dans une lettre écrite en 1954, un jeune praticien, le docteur Walsh McDermott, affirmait :
« Si l’on considère les théories modernes (….) sur le lien entre environnement, émotions du patient et tuberculose, les concepts des chanteurs navajo diffèrent peu des nôtres. Je pense ainsi (…) que la tuberculose est une maladie qui occasionne un dérèglement social et individuel (…) ce qui diffère peu du ‘concept de perte d’harmonie’ propre aux Navajo. »[1]
[1] Letter from Dr Walsh McDermott to Paul Sears, 1954, in Adair, John, Deuschle, Kurt, Barnett R., Clifford. The People’s Health : Anthropology and Medicine in a Navajo Community. Rev. Ed. Albuquerque : University of New Mexico Press, 1988, p.31.
En 1958, John Adair et Kurt W. Deuschle conseillaient de s’ajuster à la conception du temps navajo afin de ne pas faire fuir des patients potentiels :
« Un vendredi, en fin d’après-midi, un Navajo malade, résidant au fond d’un canyon, peut décider de seller son cheval pour se rendre dans la clinique la plus proche. Lorsqu’il parvient le soir à la clinique, les portes sont fermées et le docteur est parti en week-end. Le patient navajo ne comprend pas pourquoi il n’est pas accepté en consultation après son périple. »
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S’adapter à la peur des morts des Navajo :
En 1967, les rapporteurs du Disabled Navajo Indian Rehabilitation Project expliquaient que de nombreux patients refusaient d’ouvrir aux ambulanciers qui venaient les chercher. Ils ne souhaitaient pas rencontrer les médecins ou les responsables du projet qui avaient voyagé dans l’ambulance car des malades avaient pu y décéder.
« Bien qu’elle ait été repeinte, on remarquait que c’était une ambulance. Comme les Navajo croient qu’entrer en contact (…) avec les morts cause la maladie, ils refusaient d’accueillir l’ambulancier (…) Lors d’un déplacement, alors qu’une tempête avait endommagé une route, le conseiller continua sa route à cheval. Il affirma qu’il ne fut jamais aussi bien reçu qu’en ce jour. »
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Combattre les préjugés :
Dès 1938, certains médecins dénonçaient les préjugés des docteurs missionnaires ou plus généralement du personnel de santé anglo.
Le représentant de Collier aux affaires indiennes et à la santé Navajo, W.W. Peter n’avait que faire des remontrances des missionnaires. En 1938, il manifesta son soutien aux hataali en écartant de manière désinvolte les inquiétudes manifestées par le Révérend G.W. Helms qui devait se joindre à Pete Price pour l’inauguration du Fort Defiance Hospital :
« S’ils veulent répandre du pollen de maïs sur les linteaux des portes, j’accepte ce geste comme
l’expression symbolique de leurs espoirs (…) Quelque soient leurs rituels, je suis presque sûr qu’ils ne seront pas épiscopaliens, presbytériens, méthodistes, baptistes, catholiques, de l’Eglise Réformée ou des évangéliques indépendants. Je crains fort qu’ils soient entièrement navajo ce qui pour certains blancs qui ont fait de la religion un commerce n’évoque rien d’autre que le paganisme.[1] »
[1] Thomas Dodge Papers, MSS033, Arizona Room, Arizona State University, Tucson, W.W. Peter to G.W. Helms, 2 juin 1938, Box 1, Folder 20.
Les préjugés les plus communément répandus -comme par exemple le stoïcisme des Navajo et leur insensibilité à la douleur sont décriés dans des publications scientifiques qui dénoncent les écrits de personnels soignants des décennies précédentes. Voir exemple ci-dessous :
« Je garderai (…) longtemps en mémoire les patients navajo – calmes, alanguis, incapables de parler anglais, mais faisant preuve de chaleur humaine et d’humour lorsqu’ils apprennent à vous connaître (…) Généralement, le patient navajo souffre avec plus de calme, il requiert moins de soins, et répond avec grâce à la moindre attention. »[1]
[1] Tiber M. Bertha. « Nursing among the Navajo Indians. » American Journal of Nursing, vol.49 / septembre 1949, p.552-3.
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Inverser le rapport de force:
Les personnels de santé étaient invités à s’adresser aux patients navajo en utilisant des formules de courtoisie navajo.
Les approximations linguistiques des médecins anglo donnaient également l’opportunité au Navajo de se moquer de l’autorité blanche et d’inverser le rapport de force fantasmé :
« Un Navajo a rarement l’occasion de se moquer d’un homme blanc. S’il peut sourire ou rire de ces tentatives de conversation (…) son hostilité est réduite et des relations simples basées sur la confiance et l’acceptation mutuelle peuvent être établies. »
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Établir des listes d’expressions traduisant en navajo des concepts médicaux :
Aujourd’hui, les hataali et les rituels navajo ont trouvé leur place au sein des hôpitaux. Les patients des centres de soin publics ou privés peuvent bénéficier de l’assistance d’un praticien traditionnel pendant leur hospitalisation.
La plupart des hôpitaux proposent des programmes traditionnels dans le traitement des addictions ou les services de psychopathologie.
Les medicine-men employés par l’Indian Health Service ou les cliniques privées disposent dans l’enceinte de l’hôpital de structures qui leur sont exclusivement réservées afin de pouvoir y réaliser des cérémonies. La plupart d’entre elles ont la forme d’un hogan :
Malgré l’intégration des thérapeutiques traditionnelles au protocole de soin des hôpitaux et l’apaisement des tensions entre praticiens non-navajo et patients, Mary Poel, pédiatre au Rehoboth McKinley Christian Hospital affirme que les procédures chirurgicales rencontrent encore beaucoup d’opposition de la part des hataali :
« J’ai eu connaissance d’un cas où l’enfant nécessitait de toute urgence une greffe et la famille s’y refusait et consulta un medicine man. L’enfant ne pouvait plus se nourrir et il maigrissait beaucoup…il allait mourir de faim (…)
les parents s’opposèrent à la greffe jusqu’à ce que le hataali donne son autorisation mais l’enfant était alors si malade (…) que cela prit beaucoup de temps pour le stabiliser afin de lui permettre de recevoir la greffe (…) Les indiens sont davantage touchés par certaines maladies qui nécessitent un don d’organe car la population indienne souffre de déficiences immunitaires et les parents vont retarder la greffe à cause des exhortations du medicine man (…) lorsque celui-ci donne son accord, il est parfois trop tard. »[1]
Si les relations entre patients navajo et médecin anglo se sont améliorées, la réserve ne possède pas un fort pouvoir attractif pour les personnels du Public Health Service.
Aujourd’hui, environ 4000 personnes sont employées par le Navajo Area Indian Health Service qui gère 12 centres de santé, 15 antennes médicales et 22 cliniques dentaires.[2]
La réserve n’est pas assez attractive et la question du turn-over continue de peser sur la gestion des centres de santé. En 1998, une enquête révéla que 47% des médecins et personnels soignants intermédiaires prévoyaient de quitter la réserve dans les trois ans suivant leur prise de fonction dans une des structures de l’IHS.[3] Après la bataille héroïque contre la tuberculose, les médecins ont dû s’atteler à d’autres combats dans les années 1970, l’essor de nouveaux troubles étant en grande partie liée à l’acculturation des Navajo : contre l’alcoolisme, les cancers (certains dus aux conditions de travail dans les mines d’uranium), le SIDA et le diabète…
[1] Mary Poel, entretien réalisé au Rehoboth McKinley Christian Hospital le 17 juillet 2007.
[2] Navajo Area Indian Health Service, 2007.
[3] Kim, Catherine. “Recruitment and retention in the Navajo Area Indian Health Service”, Western Journal of Medicine, volume 173 (4), octobre 2000.
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